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Le désir d’entreprendre est ici envisagé à partir de l’analyse spinoziste qu’en fait le spécialiste de Spinoza et philosophe, Robert Misrahi.

Préalable

En fonction des auteurs et des courants de pensée, le désir est  considéré, soit comme quelque chose de conscient, réfléchi, subordonné au sujet ; soit comme relevant de l’inconscient et, de fait, autonome vis-à-vis du sujet agissant.

Ainsi en est-t-il de l’opposition philosophie-psychanalyse : dans la première approche (la philosophie), le désir est généralement admis comme étant conscient, et perçu, comme le fruit d’un manque en soi qui nous conduirait à réaliser quelque chose en nous-mêmes et à l’extérieur de nous-mêmes,  tout en constituant notre subjectivité (notre état de sujet pensant). Ce manque peut par exemple être la recherche d’un plaisir (chez les Epicuriens) ou bien la recherche de l’état d’absence de troubles, ou ataraxie : « (…)principe du bonheur (eudaimonia) dans le stoïcisme, l’épicurisme et le scepticisme. »; ou bien encore être à la source de la violence entre les hommes, de par sa fonction mimétique (René Girard). Soit, par ailleurs, le désir joue également un rôle moteur. Rôle que le philosophe Spinoza associera aux notions de dynamique et de joie. Dans la seconde approche (la psychanalyse),  le désir est généralement entendu comme relevant de l’inconscient (au sens psychanalytique du terme), du monde pulsionnel (chez Freud) ; en opposition par ailleurs à la notion de volonté et imposant sa loi au sujet. « Le désir fait la loi au sujet, le langage fait la loi du désir » (Lacan). 

Le parti pris de cet article sera d’envisager le désir d’entreprendre à partir de l’analyse spinoziste qu’en fait le philosophe, et spécialiste de Spinoza, Robert Misrahi; ainsi que de donner à entendre les résonances possibles au travers de la conception heideggérienne de l’être humain, «l’existant » (Dasein), constitué dans et par son pouvoir-être, jeté à même la vie au cœur de ses affaires et possibilités.

Envie, désir d’entreprendre, esprit d’entreprendre

J’ai eu l’occasion, dans mon métier de coach et entrepreneur, de constater que toutes les expériences menées depuis plus de 10 ans, dont j’ai pu être ou  bien l’acteur ou bien le témoin, avaient toutes un dénominateur commun : le désir d’entreprendre.

Pour comprendre ce qu’est ce désir d’entreprendre, je vous propose d’effectuer une différenciation et hiérarchisation entre les notions d’envie, désir d’entreprendre et esprit d’entreprendre, à partir d’un rapport de complexification, allant du niveau le moins complexe au niveau le plus complexe : 1) l’envie,  (2) le désir, (3) l’esprit.

L’esprit d’entreprendre me semble en effet être le niveau le plus complexe (et certainement aussi le plus engageant d’un point de vue social) du fait des relations et des constructions (projets) qui se nouent avec le monde extérieur (l’entreprise, la société, les hommes) et soi-même.

De ce niveau de complexification et d’engagement découle, de mon point de vue, le succès ou l’insuccès de certains projets.
Une simple envie, n’engage, en effet, pas autant dans la durée, ou même en « intensité existentielle », qu’un désir d’entreprendre plus établi, travaillé dans le temps, ou bien encore un esprit de réalisation à l’œuvre durant toute une vie, ce que nous appelons également d’une autre façon « vocation ».

Si l’on se réfère un instant à la pyramide de Maslow, nous pouvons, avec la notion d’esprit d’entreprendre, oser la comparaison et nous situer au 5ème niveau de la pyramide : celui de l’accomplissement et de la réalisation de soi, qui ne peut faire l’économie des autres et du monde dans lequel il s’inscrit et à partir duquel il se projette.

Nous avons là une question de premier choix au cœur du désir d’entreprendre qui peut s’adresser à tout entrepreneur : avons-nous trouvé notre vocation ? Ou bien, pour formuler d’une autre manière : sommes-nous conscients d’être appelés (du latin « vocatio », « être appelé ») dans une direction de sens singulière ?

Le fait de décider d’entreprendre une activité professionnelle, une activité de loisirs ou même de bénévolat, induit systématiquement un état d’esprit différent, qui n’est plus celui de la passivité ou du repli sur soi, qui n’est en somme pas non plus celui des passions tristes mais bien celui d’une réponse à un appel.

Le désir d’entreprendre est moteur, il dirige alors vers l’avenir, l’à-venir.

Le désir chez Spinoza

Le philosophe néerlandais Baruch Spinoza (1632-1677) conçoit sa philosophie comme une éthique première : c’est-à-dire une « conduite de vie ».

Le concept spinoziste de conatus  répond à une philosophie de l’effort de vivre (ou plutôt celui d’exister), de l’accroissement et de la perfectibilité continue : à savoir, « un effort pour persévérer dans l’existence et accroître sa puissance intérieure ».

En ce sens, ce qui est « moteur » apporte de la joie et fait grandir notre puissance d’exister, alors que ce qui « freine », ou « empêche », contribue à nous diminuer et à nous rendre triste.

C’est ce que le philosophe et spécialiste de Spinoza, Robert Misrahi, décrit comme étant les 2 affects primitifs chez Spinoza : joie et tristesse.

Ces deux dimensions du « conatus » spinoziste concernent aussi bien l’esprit que le corps : il y a donc, non plus un dualisme corps-esprit comme chez Descartes, mais bien une union corps-esprit au cœur de la dynamique du désir, à la recherche d’une perfectibilité qui nous conduirait à la plénitude de notre réalisation.

Les entrepreneurs savent très bien que le désir d’entreprendre, ou bien la poursuite d’une vocation, sont tout autant tributaires de l’énergie physique, de l’énergie psychique, et plus largement, du facteur-santé. Le désir d’entreprendre se traduit généralement par une mise en mouvement des personnes (corps-esprit), une volonté à l’œuvre de poursuivre les buts entrepris.

En ce sens d’ailleurs, la philosophie de Spinoza insiste sur l’idée de responsabilité personnelle : si nous sommes la cause principale de nos réalisations et actions, alors nous dépassons les passions (diminuantes) et accédons au désir qui nous pousse à nous dépasser.

Il y a donc, chez Spinoza, « causalité inadéquate » et « causalité adéquate ».

La question de la motivation est au cœur du désir d’entreprendre: être motivé par quelque chose, c’est comme être véhiculé, porté, par cette idée ou projet.

Dans « motivation », nous retrouvons « moteur », « motifs ».

Comme je l’ai écrit par ailleurs dans un précédent article (Courir un marathon), la motivation optimale présuppose d’avoir le sentiment de pouvoir choisir librement, alors que le contrôle externe imposé présuppose le sentiment de devoir faire. Un « je peux » en opposition à un « je dois ».

C’est aussi, d’une autre manière, ce que l’on retrouve chez Spinoza,  avec l’expression  de causalité inadéquate, ou à l’inverse, l’idée d’adéquation de la chaîne causes-effets.

Mais pour se faire, pour exister adéquatement par soi-même, il faut préalablement et librement accepter d’entreprendre ses possibilités plutôt que de ne pas le faire, au risque de le faire, ou pour reprendre la belle formule du philosophe allemand, Martin Heidegger : exister, c’est d’avoir à être.

« Etre humain n’est jamais acquis une fois pour toutes par l’homme (…) ».

Martin Heidegger
Le pouvoir-être chez Heidegger

Le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) conçoit l’idée de pouvoir-être comme un « existential » propre à l’être humain. Ce qui signifie que ce pouvoir-être là met en jeu l’existence à chaque instant.

Il est présent en permanence comme ouverture et possibilités. C’est ma façon d’être et agir dans le temps qui le détermine.

Ainsi, « Accomplir mon pouvoir-être c’est alors me temporaliser : être cet étant-là tel qu’il est engagé auprès d’autres étants. Me temporaliser, cela veut dire que la possibilité que je mets en œuvre m’ouvre simultanément à mon être possible (…). » (2)

Les notions de liberté et de responsabilité présentes chez Spinoza, sous les termes d’inadéquation ou d’adéquation, sont ici reprises chez Heidegger par l’idée de  « prise en charge » et finalement presque, l’idée de rétroaction : « la possibilité que je mets en œuvre m’ouvre simultanément à mon être possible ». 

La « prise » sur une possibilité signifie que le Dasein heideggérien (l’être humain conceptuel pensé par Heidegger) était, d’une certaine façon ou dans une certaine orientation, en capacité de cette possibilité, par son ouverture à elle. Se faisant, cette prise en charge de la possibilité est également un choix existentiel, une inclinaison, qui détermine et colore le pouvoir-être d’un homme, d’une certaine manière et à partir d’un certain fond, en regard de sa provenance (son passé) et en instance vis-à-vis de son à-venir (son futur).

Il s’agit là en fait de cet autre existentiel que Heidegger nomme « disposition » et qui définit la tonalité (Stimmung) qui traduit une manière singulière dont l’être humain est disposé de par son ouverture au monde.

C’est une forme d’affectivité qui se tient en nous avant toute forme de compréhension intellectuelle mais qui ne peut cependant se passer d’elle. C’est aussi une humeur aux prises avec l’atmosphère ambiant, à partir duquel la Stimmung (3) s’accorde ou ne s’accorde pas.

L’inadéquation et l’adéquation causales spinozistes sont ici remplacées par les notions de tonalités, de musicalité, de modulation (mouvement alternatif entre l’un et l’autre), via le couple accord-désaccord / tonalités de fond.

« Il s’agit de repenser la conception traditionnelle de l’affectivité, des passions, telle qu’elle a été initiée par Aristote en Rhétorique II comme herméneutique de la quotidienneté de l’être-l’un-avec-l’autre, au lieu de se contenter de la psychologiser à la façon de la postérité aristotélicienne. » (4)

Le pouvoir-être heideggérien est de fait continuellement en prise avec cette forme d’affectivité musicale, de rapport singulier à ce que l’on pourrait aussi appeler, pour reprendre l’heureuse formule de Philippe Arjakovsky :  « la musique du monde ».

Qu’est-ce que le désir d’entreprendre ?

« Vous connaissez sans doute un voilier nommé « Désir »

(Avant-propos de Éloge de la fuite, d’Henri Laborit)

Bibliographie recommandée

  1. Robert Misrahi, Spinoza, Paris, Editions Jacques Grancher, 1992
  2. Gilles Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, Paris, Les Editions de Minuit, 2003
  3. Michel Onfray, La Puissance d’exister, Paris, Editions Grasset, Collection biblio essais, 2006
  4. Edith Blanquet, Apprendre à philosopher avec Heidegger, Paris, Editions Ellipses, 2012
  5. Collectif, sous la direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord, Le Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Editions du Cerf, 2013
  6. Jean-Marie Vaysse, Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Editions Ellipses, 2000

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